Enterrer les morts, réparer les vivants. Maylis de Kerangal s’est servie de cette citation de Tchekhov pour nommer son dernier roman. D’ores et déjà, on peut deviner que le sujet du livre sera difficile. En effet, celui-ci s’ouvre sur le dernier chapitre de la vie de Simon Limbres. 5h50 du matin, les surfs sont prêts, les corps encore engourdis se réveillent sous l’effet du froid, les copains et Simon sont parés pour une session matinale près du Havre. Après avoir défié les vagues, ils rentrent, fourbus, fatigués. Le chauffeur du van s’endort et Simon, le seul à ne pas s’être attaché, est propulsé sur un poteau lors de l’accident. Le verdict tombe assez rapidement: même si le cœur continue de battre, le cerveau, lui, est éteint. Simon Limbres erre dans les limbes, dans cet entre-deux, plus proche de la mort que de la vie, car depuis quelques décennies, la définition de la mort a changé. L’arrêt du cœur n’est plus le signe de la mort, c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui l’atteste. En d’autres termes : si je ne pense plus alors je ne suis plus. Déposition du cœur et sacre du cerveau – un coup d’Etat symbolique, une révolution. La fin est là, brusque, insoutenable, écrasante de douleur pour les proches du jeune homme.
Enterrer les morts, réparer les vivants. En choisissant la seconde partie de la citation, l’auteure place délibérément son roman du côté de la vie. Il ne s’agit pas tellement de l’histoire de la mort de Simon mais plutôt de celle de ses organes et plus précisément de son cœur et de la transplantation qu’il subira. On suivra dès lors les différentes étapes d’un don d’organes et l’évolution de la pensée des différents intervenants : de la famille qui doit donner son accord au receveur, en passant par les médecins et infirmières qui pratiqueront la transplantation. Le lecteur se tait et écoute le battement de ce cœur qui vit encore, le battement de la vie qui entoure la mort.
Nous avons aimé :
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les discussions et les réflexions qui ont suivi cette lecture avec notre groupe de « causerie littéraire » , notamment autour du don d’organe et des différentes démarches qui l’entourent.
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être happées par l’écriture de Kerangal, par ses longues phrases qui n’en finissent pas et qui nous font penser au tourbillon de la vie
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lire une fois de plus un autre roman qui traite d’un sujet difficile et le transforme en hymne à la vie.
Ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce cœur humain, depuis que sa cadence s’est accélérée à l’instant de la naissance quand d’autres cœurs au-dehors accéléraient de même, saluant l’événement, ce qu’est ce cœur, ce qui l’a fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume ou peser comme une pierre, ce qui l’a étourdi, ce qui l’a fait fondre – l’amour; ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce qu’il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d’un corps de vingt ans, personne ne le sait au juste, seule une image en mouvement créée par ultrason pourrait en renvoyer l’écho […]
Il est temps, maintenant, de se tourner vers ceux qui attendent, dispersés sur le territoire et parfois au-delà des frontières du pays, des gens inscrits sur des listes selon l’organe à transplanter, et qui chaque matin au réveil se demandent si leur rang a bougé, s’ils sont remontés sur la feuille, des gens qui ne peuvent concevoir aucun futur et ont restreint leur vie, suspendus à l’état de leur organe.
Que deviendra l’amour de Juliette une fois que le cœur de Simon recommencera de battre dans un corps inconnu, que deviendra tout ce qui emplissait ce cœur, ses affects lentement déposés en strates depuis le premier jour ou inoculés çà et là dans un élan d’enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions, ses rancunes, sa véhémence, ses inclinations graves et tendres ?