A quoi cela sert-il de lire des romans à notre époque ?
Voilà une question que j’entends de plus en plus souvent autour de moi. Dans mes classes, bien sûr – « Madame, vous êtes au courant que maintenant y’a la télé ?! », « Peut-on lire une histoire qui s’est réellement passée ? » –, mais aussi dans mon entourage proche – « Je préfère lire un documentaire qui va m’apprendre quelque chose de vrai », « Les ouvrages philosophiques sont plus intéressants que la fiction, je n’en ai plus besoin à mon âge ».
Son point de départ : une visite dans le club de lecture de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, où elle se voit interpellée par une détenue: À quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? Cette femme a commis un meurtre, la romancière n’en commet que dans ses livres. Nancy Huston décide de chercher une réponse adéquate.
Cette réponse, elle nous en donne une embauche dans le dernier chapitre : C’est parce que la réalité humaine est gorgée de fictions involontaires et pauvres qu’il importe d’inventer des fictions volontaires et riches. Car au lieu de s’avancer masquée, comme les millions d’autres fictions qui nous entourent, la littérature annonce la couleur: Je suis une fiction, nous dit-elle; aimez-moi en tant que telle. Servez-vous de moi pour éprouver votre liberté, repousser vos limites, découvrir et animer votre propre créativité. Suivez les méandres de mes personnages et faites-les vôtres, laissez-les agrandir votre univers. Rêvez-moi, rêvez avec moi, n’oubliez jamais le rêve.
Pour en arriver là, Nancy Huston nous rappelle dans un premier temps que nous, les humains, sommes des animaux mais des animaux spéciaux. Quel genre de spécialité ? Celle de se poser le « pourquoi ». Celle de savoir que nous sommes nés et que nous allons mourir. Celle de percevoir notre vie comme une trajectoire, comme un récit. Celle de se projeter dans le passé et dans l’avenir. Celle de chercher du sens. Celle de se construire et de chercher ce sens à partir d’histoires, de fictions. La narrativité s’est développée en notre espèce comme technique de survie.
Elle ajoute également que l’être humain a inventé le langage pour nommer les choses, rendre compte du réel mais que ce langage ne se contente pas de refléter la réalité ; il l’interprète, la façonne, l’invente. On rentre donc dans la fiction. C’est pareil pour l’Histoire. Finalement, les faits que l’on raconte sont toujours sélectionnés et donc sujets à interprétation, ce qui en fait aussi des histoires, des fictions.
L’espèce humaine s’est depuis toujours inventé des fictions qui prennent forme dans les religions, les rituels, les tabous et les contes qui sculptent notre identité. Nous sommes l’espèce fabulatrice. En effet, des histoires et récits divers construisent notre identité dans notre prime jeunesse. Prénom, patronyme, date et lieu de naissance, généalogie, sexe, religion, race, langue, métier, diplôme, appartenance politique… Tous ces traits qui forment un individu sont inéluctablement liés aux fictions, aux histoires de l’Histoire. De plus, nous voyons le monde en l’interprétant, en l’extrapolant pour y chercher du sens. D’où l’importance des croyances. Les religions sont parmi les fictions majeures que l’homme s’est racontées pour répondre à son pourquoi. La science apporte des explications, des raisons à la plupart des phénomènes, mais elle ne répond pas à notre besoin de sens, elle ne détermine pas notre identité, notre Je, notre Soi.
Les neuf chapitres traitent à tour de rôle des différents aspects de la fiction et le dernier intitulé Pourquoi le roman tente d’expliquer le rôle primordial que joue la littérature dans nos vies. Si j’avais la place, je vous aurais retranscrit tout ce chapitre, magnifique plaidoyer du roman. Parce que Nancy Huston le dit surement mieux que moi, je vous ai sélectionné mes passages préférés.
Depuis quelques temps, dans nos sociétés, la méfiance vis-à-vis de “la fiction” va croissant. On ne veut plus “s’en laisser conter”. Oubliant commodément toutes les fictions que nous avalons sans le savoir, et qui nous constituent, l’on exige désormais que, dans les produits culturels aussi, tout soit “vrai”. […] Du côté de l’image, cela aboutit à la “téléréalité”, où l’on se sert d’êtres humains vivants comme de personnages pour tricoter des fictions simplistes et rassurantes, où chaque spectateur pourra reconnaître sans peine les postures psychologiques les plus basiques de notre espèce: jalousie, cupidité, déception, orgueil, humiliation, colère…
Affligeant d’appauvrissement… alors que la mission de l’art est non d’appauvrir mais d’enrichir; non de transcrire telle quelle la matière brute de l’existence humaine, mais, en la réfractant à travers une ou plusieurs consciences particulières, de nous aider à comprendre.
Ce que l’art romanesque, en revanche, c’est nous donner « un autre point de vue » sur ces réalités. Nous aider à les mettre à distance, à les décortiquer, à en voir les ficelles, à en critiquer les fictions sous-jacentes.
Contrairement à nos fictions religieuses, familiales ou politiques, la fiction littéraire ne nous dit pas où est le bien, où est le mal. Sa mission éthique est autre : nous montrer la vérité des humains, une vérité toujours mixte et impure, tissée de paradoxes, de questionnements et d’abîmes.
Elle [la littérature] nous fait le cadeau d’une réalité qui, tout en étant reconnaissable, est en même temps autre : plus précise, plus profonde, plus intense, plus pleine, plus durable que la réalité au-dehors. Dans le meilleur cas, elle nous donne des forces pour retourner dans cette réalité-là et la lire, elle aussi, avec plus de finesse…
Seul le roman combine ces deux éléments que sont la narration et la solitude. Il épouse la narrativité de chaque existence humaine, mais, tant chez l’auteur que chez le lecteur, exige silence et isolement, autorise interruption, réflexion et reprise. […]Seule de tous les arts, la littérature nous permet d’explorer l’intériorité d’autrui. C’est là son apanage souverain, et sa valeur. Inestimable, irremplaçable.
Les personnages de romans […] nous fournissent des modèles et des anti-modèles de comportement. Ils nous donnent la distance précieuse par rapport aux êtres qui nous entourent et – plus important encore – par rapport à nous-mêmes. Ils nous aident à comprendre que nos vies sont des fictions et que du coup, nous avons le pouvoir d’y intervenir, d’en modifier le cours.